Conscience des périls, par Kamel Nasser

Il nous faut prendre la pleine mesure des périls qui menacent l'Algérie et, au-delà, la Nation arabo-musulmane. Ces périls sont de toutes sortes. Il y a bien sûr les agressions directes des impérialismes du Nord : colonialisme, néocolonialisme, recolonisation sont autant d'aspects de cette logique de puissance qui frappe de plein fouet les sociétés du Maghreb arabe et du Machreq arabe. Ces impérialismes sont économiques et militaires, politiques et technologiques, environnementaux et énergétiques.

Mais les périls sont également d’ordres psychologique, culturel et symbolique. Ce n'est pas seulement le corps physique de l'Algérie et au-delà de la Nation arabo-musulmane qui est menacé. Ce sont également l'âme, la conscience intime, l'existence intérieure, la pulsation du cœur qui sont malmenées. Chaque parcelle de la Nation arabo-musulmane subit ces traumas de l'âme différemment, et cela en fonction, bien sûr, de la diversité des situations. Dans le cas de l’Algérie, la déchirure de l'âme collective est un effet de l'offensive généralisée de certains milieux contre la substance arabo-musulmane de la société. Mais, en réalité, cette offensive n'affecte pas seulement le vécu de l'Algérie au présent, mais aussi et surtout sa représentation du passé et sa perception du futur. C'est l'ensemble du Temps historique qui est malmené par cette offensive. Il va de soi que cette crise de l'âme collective est reliée à la crise globale que traverse la Nation arabo-musulmane : comment porter haut et fort les idéaux de l'arabité lorsque les sociétés du Maghreb arabe et du Machreq arabe sont en pleine crise ?

Dans le contexte algérien, c'est le courant berbériste qui est la structure axiale de cette offensive contre l'arabité de la patrie. Nous l'avons dit en d'autres occasions - et nous ne reviendrons pas dessus - le berbérisme est une émanation idéologique multiforme de l'« Etat profond », c'est-à-dire de cette infrastructure néo-coloniale encastrée dans les structures de l’État national (administrations, entreprises, services de sécurité) et de la Société civile. La fonction de cet « Etat profond » est de vider le contenu des décisions à caractère national que l’État est amené à prendre dans telle ou telle situation, et à contrecarrer les politiques non-alignée (sur le plan géostratégique) et souverainiste (sur le plan économique). L'« Etat profond » est directement le produit de l'action du système colonial français dans les années 1950, action qui visait à faire émerger des élites algériennes favorables à un compromis néocolonial. Le paradigme de l'« Etat profond » et et des cadres algériens qui en sont les relais est celui de l'« Algérie algérienne ».

Cette formulation en apparence patriotique cache un projet précis : celui de la désarabisation de l'Algérie ! Nous n'aborderons pas ici dans le détail - cela a déjà été abordé en d'autres occasions - l'existence de deux ailes du berbérisme. Avec la première, le projet est l’éclatement de l'Algérie en deux morceaux antagonistes : d'une part, une Kabylie devenue indépendante, et d'autre, part une Algérie restée prisonnière de son arabité. Ce berbérisme extrémiste de droite et terroriste est porté par des groupuscules aux influences diverses, le plus connu étant le MAK (Mouvement pour l'Autodétermination de la Kabylie). Mais, en vérité, la seconde aile du berbérisme est bien plus inquiétante, car son expansion ne se limite pas à la Kabylie, mais englobe toute l'Algérie. Ici, le projet est de sortir l'Algérie de la sphère nationale arabe. Appelons « berbérisme-kabyliste souverainiste » la première aile et « berbérisme-algérianiste » la seconde aile.

Les cercles impérialistes occidentaux et israéliens caressent le rêve d’une dislocation de la Nation arabo-musulmane, commencée avec les entreprises coloniales, à partir de la conquête de l’Algérie en 1830 jusqu’à la conquête de la Palestine en 1947-1948, en passant par les Accords de Sykes-Picot de 1916.

Au mois de février 1982, la revue Kivounim (qui signifie « orientations » en hébreu), éditée par Organisation sioniste mondiale, publiait un rapport de l’analyste Oded Yinon, un ancien fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères : « Une stratégie pour Israël dans les années 80 ». Cette étude évoquait les lignes de factures au sein du monde arabo-musulman, selon des critères ethniques, religieux et linguistiques. Il parlait notamment de cette « guerre civile » qui opposerait « déjà les deux ethnies » - « les Arabes et les Berbères » - « dans les montagnes de Kabylie ». La rédaction de cet article date de quelques mois seulement après le fameux « Printemps berbère » du 20 avril 1980 qui enflamma la Kabylie. Depuis, l’alignement de la fraction berbériste-kabyliste sur les positions israéliennes et les visites de ses cadres et militants à Tel Aviv sont venus apporter une confirmation de cette politique stratégie de dislocation. L’Iraq, la Syrie, la Libye, le Yémen, le Liban, la Somalie, le Soudan sont sur la liste des pays arabes profondément divisés...

Que signifie prendre la pleine mesure des périls qui pèsent l’Algérie et , au-delà, sur la Nation arabo-musulmane, dans une perspective non pas uniquement géopolitique mais aussi psycho-culturelle ? Cela revient d’une certaine façon à poser les questions suivantes : comment honorer l’identité arabe – qui est d’abord une identité de civilisation – et en faire le drapeau de notre devenir historique ? comment en finir avec la désespérance qui fait sombrer nos peuples arabes dans la peur, le repli, la rigidité, le nihilisme ?

Chaque personne doit se déterminer librement, mais dans la vérité, par rapport à ces questions, tout en ayant à l’esprit que, quelle que soit notre condition, nous avons tous et toutes une contribution à apporter à cette gigantesque et vitale entreprise de redressement de l’âme arabe.