Révolution culturelle, économie rentière et aliénation, par Kamel Nasser

Dans le scénario boumedieniste, la "révolution culturelle" (avec l'arabisation linguistique du système éducatif) devait constituer le couronnement du processus de décolonisation radicale, à la suite des deux autres révolutions (agraire et industrielle)…

En réalité, nous aurions dû commencer par la révolution culturelle ! Car, ainsi, elle aurait laissé une empreinte principielle sur l'ensemble du processus socio-économique et matériel.

C'est justement parce que la révolution culturelle est venue tardivement (en plus d'être de fait paralysée par un clan boumedieniste, regroupé autour de Mostefa Lacheref, ministre de l'éducation, partisan du bilinguisme et de la pause de l'arabisation), que l'économie est restée prisonnière d'une logique rentière…

La révolution culturelle, au sens de renaissance civilisationnelle et métamorphose de l'âme, aurait permis le passage d'une économie rentière à une économie djihadique.

En quel sens faut-il entendre, ici, cet adjectif « culturelle » accolé au terme de « révolution » ?

Il y a deux manières, dans les sciences humaines, de comprendre la « culture ». La première, dominante, y compris en Algérie, fait de la culture un champ d’activités spécifiques (les « métiers de la culture », comme la littérature, le théâtre, la musique, le cinéma, etc.). C’est une approche bourgeoise, et elle permet d’évacuer le culturel présent dans les autres activités.

La seconde approche, de type anthropologique, affirme que tout ce qui est proprement humain est culturel, que ce soit interpréter une qasida dans un récital de poésie ou rempailler une chaise, chanter ou tracer un sillon dans un champ. Ma compréhension de la culture se situe dans cette deuxième perspective.

Le lien entre économie et culture se fait par plusieurs trajets de sens. Il y a le trajet des comportements, donc des valeurs qui guident la pratique économique des personnes et des groupes. Le refus de l’individualisme propre à l’éthique arabo-musulmane, le refus de l’intérêt et de l’usure, le refus des rapports d’injustice, le fait de penser aux générations futures, la prise en compte de la dimension écologique de la culture arabo-musulmane, toutes ces considérations devraient orienter la pratique de l’économie vers une dynamique de travail, de productivité socialisée, de planification. On peut même aller plus loin en parlant de la nécessité d’une économie chevaleresque (activiste) pour dépasser l’économie rentière (qui fabrique un assistanat mental)

Dans un certain sens, il est légitime de penser que le caractère occidentalisé de la culture qui prédomine est l’une des causes, ou en tout cas un facteur d’émergence, de la psychologie de l’économie rentière de l’Algérie. Ce n'est pas la grande culture européenne qui dominait depuis l’indépendance (et qui domine encore l'Algérie), mais un sous-produit culturel, une infra-culture composée de publicités, de séries TV, de variétés françaises, de bribes scolaires. Cela se traduit par un complexe d'infériorité, et une psychologie aliénée. Le résultat est que l'idée même d'une renaissance civilisationnelle, qui nécessite un effort personnel et collectif, n'affleure même pas à la conscience. Or, cette sous-culture occidentale a comme moteur, dans notre pays, le consumérisme, qui est d'abord une psychologie du tout « tout de suite » et de l'individuel. Il se trouve que les problématiques de l'argent facile, de l'amnésie culturelle, de la perte de repères, de la fascination exercée par le mode de vie occidentale, et de la précarité socio-économique qui frappe notamment la jeunesse, font qu'il est difficile d'investir dans les valeurs du « travail » et de la « production », car cela signifie s'inscrire dans le temps lent et long du social-national.