Dialectique de l'arabité ethnique et de l'arabité civilisationnelle, par Kamel Nasser

Je ne m'oppose pas à l'arabité ethnique et à l'arabité civilisationnelle. Je dis simplement que l'arabité civilisationnelle inclut, intègre l'arabité ethnique. L'arabité civilisationnelle est bien plus grande, car elle n'est pas limitée à la question de l'origine ethnique, à la génétique des populations et à l'ADN. L'arabité civilisationnelle est, d'abord et avant tout, une aventure spirituelle, une œuvre de haute culture, une manifestation du Ciel sur la terre.

Il ne faut pas réduire la civilisation à l'urbanité, à l'histoire des villes. Certes, le "Lisan al-'Arab", le célèbre dictionnaire de la langue arabe, précise bien que la hadârah (civilisation) renvoie à la sédentarité (pour établir une distinction avec le nomadisme). Mais, les années, les siècles passent et le sens des mots aussi. Ibn Khaldoun disait que la hadârah était un « état de la civilisation humaine où l’on jouit de plus que l’indispensable, à des degrés divers selon le degré de raffinement et l’importance respective des nations ».[Al-Muqaddima].

Au 20e siècle, Malek Bennabi écrivait que la civilisation désignait la recherche intellectuelle et la recherche spirituelle.[Les conditions de la renaissance]. Un autre intellectuel arabe contemporain, l'Égyptien Husayn Mu’annis, soulignait que « la civilisation est un ordre social qui favorise la production culturelle. Elle nécessite quatre éléments : les ressources économiques, l’organisation politique, les traditions morales et la poursuite de la connaissance et des arts. »[Al-hadârah]

L'arabité civilisationnelle s'inscrit dans ce renouvellement sémantique et elle dépasse l'ancienne définition qui fait d'elle un synonyme de la vie urbaine. L'existence des Arabes dans le mode de vie du nomadisme fut une magnifique expression de l'Arabité civilisationnelle, comme en témoigne la richesse de la poésie arabe préislamique.

Notes complémentaires

Il faut s’entendre sur le mot « islam ». Celui-ci possède deux sens, un sens théologique et un sens historique. Dans le sens théologique, l’islam est la religion naturelle, la religion primordiale, la religion de la fitra (la nature humaine dans sa vérité essentielle). Dans cette perspective, l’islam n’est pas né au 7e siècle, mais est présent depuis le début de l’histoire humaine. Le Coran évoque l’existence de la hanafiyah, le monothéisme pur, avant la révélation coranique. Dans le sens historique, l’islam est né et s’est développé à partir de l’an 610.

Il faut aussi s’entendre sur le terme « arabe » (et donc « arabité »). Je parle ici de sa signification avant l’islam historique (donc l’arabité préislamique). « Arabe » désignerait trois réalités entrelacées : - un groupe humain enraciné dans une langue spécifique, la langue arabe - un groupe humain porteur d’un mode de vie spécifique (en grande partie nomade et semi-nomade/urbain) - un groupe humain enraciné dans l’espace géographique du grand désert arabo-syro-irakien.

De nos jours, une certaine tendance, que je ne partage pas, une tendance non pas scientifique mais idéologique et apologétique, transforme le sens du terme « arabe » et vise à tout arabiser (racialement parlant). Le résultat est que « arabe » devient identique à « phénicien », à « babylonien », à « akkadien », à « pharaonique », à « ougaritique », à « Éblaïte » », etc. C’est une approche essentialiste qui estime qu’il existe une « Nation arabe » homogène, identique à elle-même depuis le commencement, sans évolution, sans transformation interne, bref sans histoire (car l’histoire est lieu des évolutions, des transformations).

Pour ma part, je m’en tiens à ceci. Il existe sur terre plusieurs familles linguistiques : la famille des langues indo-européennes, la famille des langues turco-mongoles, la famille des langues afro-asiatiques. Cette famille comprend dans le même ensemble les langues de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Cette famille est aussi désignée comme « chamito-sémitique ». le cœur de cette famille est le groupe des langues sémitiques, avec des rameaux, des langues et des dialectes. Toutes ces langues ne sont pas nées en même temps, et certaines sont plus archaïques (plus anciennes) que d’autres. Les spécialistes reconnaissent que les trois langues sémitiques les plus anciennes seraient l’akkadien, l’ougaritique et l’arabe. L’arabe est la dernière langue vivante. Les textes de l’Antiquité utilisent le terme « arabe » pour désigner non pas tous les habitants du Proche-Orient, mais uniquement les tribus du désert, dont certaines tendaient à pénétrer les empires et les urbanités de la région (comme la Babylonie et l’Assyrie). Ces tribus du désert devaient en rapport avec d'autres groupes sémitiques du désert comme les Amoréens, les Araméens, et plus tard les Nabatéens.

On peut dire que, globalement, c’est en tout cas ma position, que l’arabité pré-islamique est une arabité ethnique, déterminée par un mode de vie (axé sur le nomadisme, le semi-nomadisme, avec des pôles d'urbanité dans l'Arabie du Sud), une organisation sociale (la « Tribu ») et une géographie. Avec l’islam historique, et surtout avec les Omeyyades, l’arabité s’est métamorphosée en devenant impériale et urbaine et culturelle-universelle. Les groupes humains qui parlaient, avant l’islam, une langue sémitique (ou chamito-sémitique) - comme l’araméen (et son dialecte d’Edesse, le syriaque), ou le copte égyptien, ou les langues berbères et le punique du Maghreb - sont devenus arabes naturellement, organiquement.

(L'image est une Inscription nabatéenne provenant de Pétra (Jordanie), 10 ap. J.-C., La pierre est au Musée national d’Amman)