Conscience de classe, conscience de culture, conscience de foi, conscience nationale, par Kamel Nasser

La question identitaire est l'une des questions anthropologiques les plus complexes. Il ne s'agit pas seulement d'une problématique individuelle, celle qui concernerait la personne dans sa singularité. La question identitaire est aussi une question sociale, qui se rapporte à la substance même de la Cité, de la collectivité.

La science anthropologique nous apprend que l’humain est par nature multi-identitaire. Il ne faut pas confondre le multi-identitaire avec le multiculturel, car l'identité n’est pas seulement de l'ordre de la culture.

Que sont donc ces identités qui habitent les hommes et les femmes de cette terre ? En fait, un examen, même général, du phénomène anthropologique nous apprend que l'être humain est une réalité complexe constituée de plusieurs identités qui sont comme des familles d'appartenance : on peut ainsi parler des identités centrées sur la langue, le genre, la classe sociale, la géographie, l'idéologie, la religion, etc.

Il ne faudrait pas hiérarchiser ses identités. Elles sont toutes légitimes, et possèdent la même dignité. En réalité, dans l'écoulement du temps qui passe, dans l'expérience de la vie quotidienne, toutes les identités ne sont pas mobilisées en même temps. Le philosophe grec Aristote nous a fourni une clé d'analyse remarquable avec le couple de concepts de la « Puissance » et de l'« Acte ». Chaque situation vécue actualise telle ou telle identité, et donc potentialise les autres. Si nous travaillons dans une entreprise et qu'un mouvement social émerge à la suite de licenciements injustifiés, il est naturel que ce soit l'identité de classe qui soit actualisée. Dans ce processus, les autres identités vont céder le pas. Mais, lorsque nous entrons dans le mois béni de Ramadan, et que nous effectuons le jeune, c'est l'identité religieuse qui est actualisée.

D'une façon générale, on peut dire que notre vie est une dynamique d'alternance d'une identité à l'autre. Nous sommes en situation pathologique lorsque le curseur est placé constamment sous une seule identité : il y a, dans ce cas précis, une mutilation anthropologique, car la complexité humaine est suspendue. Au lieu d'assumer correctement notre condition humaine, nous la simplifions et nous la dévitalisons.

L'un des défis majeurs qui se pose à nous est celui de la prise de conscience de l'existence en nous de ces identités multiples. C'est grâce à ce processus cognitif et psychique - la conscientisation - que nous pouvons mieux assumer notre humanité et accomplir notre destin. Grâce à la conscientisation, justement, notre conscience accède à des niveaux de réalité qui contribuent à l'accomplissement de soi.

Dans le contexte spécifique de l'Algérie et de la grande Patrie arabe, on peut repérer quatre grands niveaux de réalité, qui sont autant de chantiers à investir. Il va de soi que la finalité du processus de conscientisation est celui de la Renaissance civilisationnelle arabo-musulmane.

La conscience de classe nous permet de prendre la pleine mesure de l'oppression économique du capitalisme occidental sur les masses populaires de l'Algérie et de la Nation arabe. Cette conscientisation spécifique s'opère lorsque la personne s'engage dans la militance pour la justice sociale. Cette dimension est fondamentale, car il ne peut y avoir de renaissance civilisationnelle arabo-musulmane sur fond de maltraitance sociale, d'oppressions, d'inégalités, de corruption, d'échange inégal. On comprend mieux pourquoi le « socialisme » est, non pas une mode, mais une exigence sociale et morale.

La conscience de culture nous permet de répondre à la question de notre identité sur le plan historique. C'est, bien sûr, la culture arabe qui façonne, notamment par le biais de la langue arabe, notre inscription dans le temps, celui de l’Accompli et de l’Inaccompli. La défense de l'arabité, et surtout sa valorisation créatrice, représentent une ligne rouge pour tous les patriotes face aux menées subversives de l'occidentalisation impériale.

La conscience de foi est bien évidemment la conscience religieuse. L'islam (et pour quelques communautés du Machreq, le christianisme arabe) représente la dimension spirituelle de notre identité collective. L'expérience religieuse est une expérience de la transcendance, du dépassement de soi, de l'ordonnancement de la vie en vue de l'Un, car le Tawhid est le pivot de la foi. Par ailleurs, l'islam ne saurait être réduit à une morale religieuse pour l'au-delà. Il est aussi un appel pour la transformation du monde. Avec le Takbir, le croyant et la croyante proclament que la puissance de Dieu prime sur les pouvoirs, les puissances établies par les hommes. « Allahou Akbar » est un cri contre l'oppression, l'Empire, et ses alliés

La conscience nationale est l'expression du sentiment d'appartenance à la Nation arabe, comprise comme la Fraternité historique et spirituelle des peuples du Maghreb et du Machreq. Cette fraternité ne plonge pas seulement ses racines dans les 14 siècles d'histoire musulmane, mais également dans les 100 siècles de l'histoire préislamique, jusqu'à la révolution du néolithique, l'émergence des civilisations du Croissant fertile, du Yémen et de l'Égypte ancienne. Dans cette immense et glorieuse histoire civilisationnelle plurimillénaire, la Nation arabe se présente comme une communauté de sens, de valeurs, de provenance et de destin. Elle n'est donc pas réductible à l'histoire des tribus ou à un groupe ethnique. Le nationalisme révolutionnaire arabe, qui intègre les dimensions sociale, culturelle et spirituelle, est la traduction politique et idéologique de la conscience nationale arabe. La revitalisation du nationalisme n'est pas une affaire de partis politiques et encore moins de slogans. Elle est une nécessité existentielle car l'arabité est ce corps dont l'Islam est l'esprit.